La mobilité socio-technique
Etude de la construction a-parallèle de collectifs humains et techniques (1/5)

Christophe Lejeune
Université de Liège
Juin 1998

Citations - Les règles habituelles sont d'application.

Nous tenons à rassurer le lecteur sur l'absence de "fautes de frappe" dans le titre de cette étude. Disons que deux éléments évoluent de manière a-parallèle lorsqu'ils entretiennent des influences multiples et complexes, que le développement de l'un ne va pas sans le développement de l'autre; mais que chacun garde son libre arbitre et conditionne donc en partie le devenir de l'autre tout en se prémunissant contre le pouvoir que l'autre a sur lui.

Remerciements

Cette recherche a débuté par la rencontre de deux représentants d'un comité de quartier. Une première version de ce texte fut ensuite envoyée aux acteurs, que nous avons revus - en nombre sensiblement plus large - pour un focus group sommaire. Un des représentants les plus actifs nous a en outre envoyé plusieurs remarques et documents précieux. Tous ces informateurs, pour leur disponibilité et leur patience, ont rendu cette recherche possible. Qu'ils trouvent ici l'expression de notre gratitude la plus sincère. 

Introduction

Ce texte présente le déroulement d'un conflit d'implantation. Il s'agit d'un comité de quartier qui s'oppose à l'installation d'un pylône de l'opérateur de téléphonie cellulaire Mobistar. Nous présentons à cet effet un outil de suivi des controverses développé au Centre de Sociologie de l' Innovation de l' Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris (ENSMP CSI). L'exposé sera essentiellement didactique, pour montrer les diverses possibilités dynamiques et comparatives de cette méthode.

Les téléphones cellulaires - communément appelés GSM (pour Global System for Mobile Communication) - fournissent au sociologue un terrain particulièrement riche et de surcroît relativement vierge. Les dimensions de ce que l'on a pu considérer naïvement comme un simple "nouvel outil de communication" sont en effet nombreuses. Outre le constat du succès qu'a le petit appareil - et ce dans la plupart des "couches sociales" (même si le cadre, le philosophe, l'étudiant ou l'artisan évoque des utilisations différentes) - il faut noter la dimension symbolique de l'objet - véritable indicateur pour certain, objet banal pour d'autres (voir ci-dessous).

Le portable, comme on a l'habitude de le qualifier (au mépris d'une certaine ambiguïté s'installant entre le téléphone sans fil, le téléphone portable et l'ordinateur portable), soulève aussi chez beaucoup la question des nuisances; ici aussi le problème est multiple : à côté des questions de vie privée, de sécurité routière ou de nuisance sonore (voir encart), on trouve les nuisances de rayonnements. Ces deux derniers problèmes concernent aussi bien l'interface portative que les stations de base (c'est le terme utilisé par le Moniteur Belge dans les arrêtés royaux du 5 décembre 1997) - composées d'une cabine technique (shelter) et d'une antenne-relais. Si les nuisances sonores des interfaces sont connues de tous (pensons aux sonneries retentissant dans les cinémas, théâtres, transports en commun et autres salles de cours ou de spectacle), celles qui concernent rayonnement des antennes - qu'elles soient fixes ou non - parce que moins perceptibles restent moins connues du grand public ; suite à la discussion publique du 26 mai 95, notre comité déplore d'ailleurs le manque d'information et d'activisme citoyen de la population. Enfin le bruit émis par la cabine technique est pratiquement ignoré tant que l'on n'y est pas confronté.

On comprendra aisément que dans le cadre d'une analyse en terme de risques, nous nous focalisions sur un conflit d'implantation d'une de ces stations de base qui contrairement au combiné "nomade" impose une pollution sonore et électromagnétique constante aux riverains.

Les messages sonores La multiplication des indicateurs sonores (téléphone fixe, réveil, four micro-ondes, réfrigérateur, antivol pour voiture, alarme d'incendie, avertisseurs,...) pousse les concepteurs à doter chaque type d'appareil d'une sonnerie caractéristique. Les deux qualités d'un message sonore sont donc sa perceptibilité (l'utilisateur doit percevoir le son) et sa spécificité (l'identification du message doit être rapide et non ambiguë). Concepteur et utilisateur vont chacun intervenir pour leur part.

La confusion que l'on rencontre pour des sons "naturels" (par exemple entre miaulement d'un chat et les pleurs d'un nourrisson) peut être évitée lorsque la forme des messages est synthétisée en laboratoire (la méprise entre "le repas est prêt" et "nous avons de la visite" est idéalement inacceptable). On pourrait croire que l'atout principal d'un signal est la puissance. En fait, on observe que le travail ne se fait pas tant dans le laboratoire de recherches que dans le corps des utilisateurs. Nous n'identifions en effet pas tous les sons perceptibles; il y a discrimination (pour reprendre notre exemple, les miaulements du chat du voisin n'avaient jamais été remarqués avant la présence du nourrisson). L'expérience de Worden (1959 : 270-291) montre comment un même son peut passer du statut de bruit non pertinent à celui de signal compréhensible par un apprentissage non raisonné mais de relativement courte durée.

La majorité de ces phénomènes sonores étaient jusqu'ici cantonnés à un espace (privés, public ou professionnel). La nouveauté des téléphones portables est leur faculté à se manifester partout et à tout moment. On voit ainsi des utilisateurs (et leurs proches !) réagir de la même façon : non seulement lorsqu'une sonnerie retentit mais aussi lorsque se produit un son d'une autre nature - qui n'aurait précédemment même pas été remarqué (frein de poids lourd, bruits de verre ou de vaisselle qui s'entrechoque,...).

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