La mobilité socio-technique
Etude de la construction a-parallèle de collectifs humains et techniques (4/5)

Christophe Lejeune
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Le mythe de la neutralité

Les acteurs que nous avons rencontrés ne sont pas dupes. Ils remettent clairement en question la neutralité de la science et mentionnent par exemple le problème de l'objectivité de la recherche scientifique lorsqu'elle est financée par l'industrie.

Etudier des controverses ou des phénomènes à chaud est plus stimulant mais aussi plus risqué qu'une analyse a posteriori, plus confortable car elle connaît l'issue de l'affaire. (Mais l'essence de l'activité scientifique n'est-elle pas justement la prise de risque ?) Le cas considéré ici est médian puisque, d'une part, l'objectif premier des personnes rencontrées a été atteint mais, d'autre part, ces personnes se sont entre-temps engagées sur d'autres terrains non encore résolus.

Le sociologue joue un rôle ambigu : ses écrits, critiqués ou acceptés, sont mobilisés par les protagonistes. L'influence sur son objet est inévitable. Ce constat ne doit pas cependant servir de prétexte pour abandonner toutes les recommandations méthodologiques et épistémologiques de la discipline. Il s'agira au contraire de ne pas prendre parti. [Si cette remarque concerne ce qui est effectivement écrit, il importe d'étendre la vigilance aux raisonnements et concepts utilisés (qui peuvent véhiculer des idées "subliminales"). On connaît aujourd'hui la radicalité associée au principe de rupture épistémologique : la congruence entre la "distance critique" et l'idée de frontière favorisa dans certaines recherches une dévalorisation des discours "illusionnés" des acteurs face au point de vue savant ou scientifique. De la même façon, l'usage de concepts stratifiés - l'idée de "classe" politique, par exemple - peut participer à une représentation d'un espace social segmenté et, partant, légitimer cette vision hiérarchisée de la société. A l'inverse, une problématique qui opposerait à ce type de concepts une analyse en terme de communication, diffusion ou connexion pose un problème symétrique. C'est ce problème que les lignes suivantes développent].

Conscient de ces exigences, nous nous permettrons néanmoins de mettre en perspective une revendication souvent utilisée par les associations "citoyennes" - y compris notre comité.

On prend des risques inconsidérés et puis après il faut mettre en place toute une série de processus qui coûtent très cher, qui effrayent tout le monde, qui ne résolvent pas le problème. [...] Donc on veut éviter ce genre de mécanisme en disant : « d'abord la transparence, qu'on ne prenne quand même pas les gens pour des pigeons, tout le temps ». (Entretien du 30 mars 98 avec monsieur D, nous soulignons)

Les problèmes d'incompréhension, de distance ou de rigidité entre les politiques - ou l'administration - et la population se résoudraient, dans cette logique, par une sorte d'utopie de la communication. Si cette voie parait tentante, le thème de la disponibilité d'une information totale demande quelques remarques.

Les risques de la transparence - A une époque où le discours de la transparence et de la citoyenneté est sur toutes les lèvres, rappelons que le citoyen de la Grèce Antique, véritable idéal démocratique selon certains de nos contemporains, était soumis à une tension constante : l'implication de chacun dans la res publica était telle que l'on n'hésitait pas à dénoncer tout écart, même d'un proche !

Le terme 'panoptisme' signifie littéralement la possibilité de tout voir. Les dispositifs panoptiques facilitent la surveillance qui, si elle est perçue comme omniprésente (c'est-à-dire si l'observé est potentiellement surveillé partout - même dans la sphère privée - et tout le temps sans qu'il ait le moindre moyen de déterminer si c'est effectivement le cas à un moment donné), produit un assujettissement réel et permet le contrôle social.

Outre Surveiller et punir de Michel Foucault, le thème fut souvent abordé par des écrivains (1984 de George Orwel) ou des cinéastes (The end of violence de Wim Wenders).

Mais les acteurs n'ont pas l'exclusive de ce mythe de l'information totale.

Ce mythe provient d'une confusion concernant la nécessité de transparence dans une société démocratique. Comme l'explique Antoine Garapon (1996 : 1984), « la transparence, dans une démocratie, ce n'est pas celle des hommes mais celle des procédures. »

La sociologie elle-même connaît cette tentation. La tendance du sociologue à interroger des témoins privilégiés - l'informateur omniscient étant pour lui la perle rare à découvrir - favorise la propagation d'une telle idéologie.

Voilà le savoir absolu, ou, plutôt, l'information absolue, l'engagement total, obligation contractuelle ou système de cordes et de chaînes parfait, intégrale transparence visée par ceux qui font et lisent les journaux, écrits, parlés ou visibles, voilà l'idéal des sciences sociales. [...] Cette universalité fondait la cité antique, elle exprime son idéal et ceux qui, comme Rousseau, la décrivent comme un regret, cachent ou ignorent le prix colossal dont il faut la payer. [...] A l'opposé de cet idéal monstrueux se définit notre liberté, qui ne peut aller sans certaine méconnaissance, sans lacune à l'information. (Serres 1990 : 110-112)

Cette idéologie de la circulation de l'information est en réalité un avatar du libéralisme : la mondialisation de l'économie et Internet font partie de ce même processus. Le comité, les opérateurs et les sciences sociales adhèrent donc à certaines valeurs communes.

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