La mobilité socio-technique
Etude de la construction a-parallèle de collectifs humains et techniques (3/5)

Christophe Lejeune
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Suivi socio-technique

Dans cette partie, nous proposons une représentation graphique du déroulement décrit dans les lignes qui précèdent.

Un tel graphe permet de visualiser les enrôlements successifs qui conduisent - ou non - à la réalisation d'un programme d'action. Chacune des lignes présente la liste des actants - représentés par des lettres - à un stade de l'évolution du "collectif" étudié (le comité de quartier). On choisit la lettre qui désigne un actant selon son ordre "d'entrée en scène" : on attribue "A" au premier intervenant,... On retrace donc la chronologie de haut en bas. Le graphe est toujours provisoire car les modifications sont toujours possibles (qu'il s'agisse d'un regain de motivation ou de désaffiliation). Un actant se définit par sa faculté à agir à avoir un poids dans le déroulement de l'action; il peut s'agir aussi bien d'acteurs que d'organisations, d'objets ou d'entités métaphysiques. C'est l'acteur - et non le sociologue - qui détermine ce qui est actant. D'une ligne à l'autre, des actants apparaissent, disparaissent, ou reviennent après une absence temporaire.

Il est possible de calculer des indices à partir les graphes obtenus et ainsi comparer différents "cas" entre eux ou de confronter le projet considéré à des cas limites. Ces indices mesurent la taille (T) du collectif, sa solidité (IS), l'importance et la vitesse des fluctuations,...

Voici, par ordre d'apparition, les différents actants mentionnés par les personnes rencontrées.

A Madame P
B Famille D
C Famille M
D 18 signataires de la pétition (enquête publique)
E Média (presse et télévision locale)
F Avocat
G Dossier composé par les époux M (impact sur H)... et qui ne cessera de s"'étoffer"
H Une série de voisins arrive à la première réunion
I Teslabel
J Professeur D, spécialiste
K Politiques, auxquels les acteurs attribuent une efficacité.

Cette légende permet de lire la Figure 1. Chaque ligne figure une nouvelle étape; les versions successives du collectif (le comité) se lisent de haut en bas.

Figure 1 : Graphe socio-technique. Point de vue du comité

L'axe vertical représente le déroulement chronologique de l'affaire. Toutefois son échelle n'est pas temporelle : l'espace entre deux versions ne représente le temps mais la négociation - mesurée par l'indice de négociation IN - qui a été nécessaire à la "réalisation" du projet (nous laissons temporairement la question du contenu de ce projet (le programme d'action) en suspens; elle sera abordée plus loin).

On peut affiner notre perception en ajoutant à ce graphe des indices synthétique. La Figure 1 nous montre seulement l'évolution de la taille du comité. Toutefois, un projet peut être attracteur (les actants qui s'attellent à sa réalisation y restent) ou diffus (différents actants entrent dans le collectif pour le quitter très vite alors que d'autres nouveaux-venus les remplacent).

A cet effet, on distingue le nombre cumulé d'acteurs nouveaux mobilisés (ANC) et le nombre total d'acteurs qui ont été au moins une fois mobilisés par le projet (l'exploration).

Figure 2 : Graphe socio-technique. Point de vue du comité

Comme le montre la Figure 2, lors des deux premiers mois (versions 1-5), l'écart est assez réduit; les personnes mobilisées ont tendances à y rester, cela change cependant par la suite. Cette appréciation mesure ce que l'on appelle le rendement du projet. Un indice spécifique lui est dédié : l'indice de rendement IR.

Figure 3 : Indices de Négociation, de Solidité et de Rendement

La Figure 3 présente les trois principaux indices synthétiques qui complètent les informations du graphe socio-technique.

Le rendement (IR) est positif jusqu'en avril 97 (vu que la version 9 date du 28 mars 1997) sans être toutefois excessivement élevé, compte tenu de sa plage de variabilité potentielle [-1;1]. Cela signifie que le comité connaît relativement peu de rotation (les actants mobilisés sont agrégés), il est plutôt attracteur.

L'interprétation de la solidité (IS) est, quant à elle univoque : elle est pour ainsi dire constament maximale !

Le programme d'action du comité 

Examinons la version 10. Si les indices "chutent", le graphe socio-technique nous renseignent cependant sur une "donnée" étonnante : contrairement à ce que l'on aurait pu penser, l'entièreté du réseau ne se désagrège pas suite à la réussite de l'action locale contre le pylône Mobistar...

Pourquoi cette association persiste-t-elle ? Il ne s'agit pas d'un simple entretien des contacts, car si l'action a pu rapprocher certains voisins, ils peuvent maintenant se voir sans "militer". Le comité a donc une raison d'être tout autre. Il nous faut donc éclaircir une question que nous avons laissée de côté jusqu'ici : quel est le programme d'action du comité ?

En première approximation, ce programme semble consister en une lutte contre l'implantation d'un pylône Mobistar. Cependant, une fois leur affaire terminée, ces personnes s'impliquent dans des cas analogues autour d'eux pour mettre leur expérience au profit des autres. On peut s'appuyer sur plusieurs raisons pour expliquer ce type de comportement.

Une première explication serait, sans jeu de mot, l'implication, étudiée par les psychologues sociaux (Beauvois et Joule 1987 : 69-74). L'implication se fonde sur l'idée que, par souci de consistance, les acteurs qui s'engagent dans un comportement sont fortement impliqués dans ce dernier, phénomène d'autant plus persistant que l'action initiale est libre, réfléchie, publique et répétée (c'est bien le cas de notre comité).

L'engagement dans un acte non problématique a pour effet de rendre l'acte [...] plus résistant au changement (Beauvois et Joule 1987 : 80).

Les acteurs auraient par conséquent du mal à abandonner cette activité.

Une certaine psychosociologie invoquera de son côté le goût du conflit.

Même dans des rapports tout à fait harmonieux, même chez des natures tout à fait dociles, cet instinct d'opposition apparaît aussi inéluctablement qu'un réflexe, s'intégrant au comportement global, même sans résultat notable. (Simmel 1995 : 39)

Il faut noter que, pour Simmel, le conflit remplit aussi un rôle de socialisation.

On trouve une troisième voie dans la sociologie classique (Durkheim) puisque ce type d'association "militante" permet aux acteurs de "faire société". L'opposition à un ennemi commun, l'indignation, ou un danger permettent en quelques sortes de resserrer les liens de la société.

De leur côté, les ethnosciences s'intéressent au point de vue des acteurs sans leur imposer une théorie indépendante. Nous adoptons une problématique proche pour nous tourner vers les dires du comité. [Cette proposition doit être envisagée comme une quatrième voie plus que comme une vision digne de supplanter les autres. Il ne s'agit en aucune manière d'installer ici le dogme de l'interdisciplinarité mais bien de reconnaître que différentes logiques sont invoquées. Si, nous allons le voir, la "construction d'une cité" semble centrale, les acteurs reconnaissent eux-mêmes que le comité a permis de rapprocher certaines familles. Et, si les explications en terme d'implication et de goût ne sont pas explicitement invoquées, elles furent approuvées à la lecture de la première version de ce texte, nous les conserverons donc à ce titre].

Il faut vraiment travailler en donnant dans le sens de l'intérêt général. C'est un mot, une dimension importante à faire valoir. (Entretien du 30 mars 98 avec monsieur D)

Ainsi nos acteurs contestent eux-mêmes le réflexe nimby (Not In My Back Yard) en ce qui concerne leur action (Entretien du 30 mars 98 avec madame P). Leur programme se définit donc en une poursuite de l'intérêt général.

Dans les décisions, il n'y a aucun paramètre de prise en compte de la santé publique. On aurait pu faire abattre un pylône ou refuser une installation pour des raisons esthétiques, ça c'est prévu dans la loi. Mais une des lacunes au niveau de la procédure de délivrance de permis pour ce genre d'installation, c'est que le paramètre santé publique n'existe pas. (Entretien du 30 mars 98 avec monsieur D)

Nous assistons ici à la construction d'une revendication (l'intérêt général passe par la prise en compte de la santé publique) qui n'est pas sans nous rappeler les "Economies de la Grandeur".

Les économies de la grandeur - Boltanski empreinte le concept rousseauï ste de principe supérieur commun pour forger ce qu'il appelle les cités dont les membres - ontologiquement équivalents (principe de commune humanité) - peuvent accéder à différents états (principe de dissemblance) qui sont ordonnés (le principe de grandeur dégage donc des grands et des petits); si cet accès est possible pour chacun (principe de commune dignité), il requiert un coût (formule d'investissement) et enfin le bonheur associé à un état de grandeur supérieur profite à tous (bien commun).

Le principe de justice auquel nous sommes confronté correspond bien au modèle de cité définis ici. Il est toutefois difficile d'expliciter plus avant la logique intégrale de ce principe concret vu le peu de matériau empirique dont nous disposons.

L'exposé canonique se trouve dans Boltanski et Thévenot (1991); le lecteur pressé consultera Boltanski (1990 : 9-134).

Le comité appuie en outre son programme par une référence au fameux principe de précaution.

Ce qu'on voudrait faire dans un deuxième temps, c'est obtenir du législateur qu'il prenne des mesures, c'est-à-dire imposer des normes de sécurité, d'appliquer le principe de précaution qui a été rappelé notamment dans le traité de Maastricht qui dit que les nouveaux projets dans l'Europe, etc., doivent prendre en compte l'intérêt de l'environnement, des habitants, et cætera.

S'il fallait encore faire la démonstration de la compétence des acteurs au jugement, c'est ici chose faite : connaissance précise des textes de loi, des innovations technologiques, de l'organisation de l'appareil d'état,...

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